Laurette de Vivie Aufroy

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Après Roxham, le calme

Le Canada et les États-Unis ont modifié le 25 mars l’Entente sur les tiers pays sûrs, mettant fin au vide juridique qui permettait à des milliers de migrants de déposer leur demande d’asile au Canada. Le chemin Roxham, à Champlain, emblème de ce flou administratif, est désormais désert.

La nature se réveille doucement de sa torpeur, les premières fleurs apparaissent et on n’entend plus que le bruissement du ruisseau que tant de personnes ont longé, parsemé de çà et là par le pépiement des oiseaux. Il ne s’agit plus que d’un chemin de campagne semblable à mille autres, à la différence que celui-ci aboutit à de gros blocs de béton et des véhicules de la Gendarmerie Royale du Canada.

Plus personne ne passe au chemin Roxham depuis le 25 mars. Cela fera bientôt un mois que le Canada et les États-Unis ont modifié l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui ne permet plus aux migrants d’entrer dans l’un des deux pays par un point d’entrée irrégulier afin d’y présenter une demande d’asile.

Sur place, le calme est revenu. Le chemin est toujours gardé par quelques agents de la GRC, aidés par de très nombreuses caméras de surveillance. Il est difficile de s’imaginer que jusqu’au mois dernier, près de 200 personnes par jour empruntaient cette voie d’entrée irrégulière.

Le poste frontalier irrégulier du chemin Roxham est désertique depuis le 25 mars 2023. Photo : Laurette de Vivie Aufroy

Une voisine proche du poste frontalier, qui souhaite rester anonyme,  se réjouit de cette fermeture, expliquant que l’activité incessante à Roxham l’empêchait de dormir la nuit : « C’est un village qui s’était installé là, avec le camion qui aux deux jours venait vider la merde (…), avec des autobus qui arrivaient 24/24h. » Malgré l’agitation constante sur le chemin, cette voisine souligne qu’elle n’a jamais eu d’altercation avec aucun de ces migrants « Ces gens-là ne nous feraient jamais de mal à nous, ils passent, c’est tout ».

L’arrêt total des passages ?

La frontière canado-américaine, qui cumule près de 9 000 kilomètres, est la plus longue frontière terrestre entre deux États au monde. La modification de l’Entente ainsi que la fermeture du chemin Roxham soulèvent donc la question de la capacité des services frontaliers à surveiller l’ensemble de cette frontière.

Au bout du chemin Roxham, du côté canadien, 14 avril 2023. Photo : Laurette de Vivie Aufroy

Maryse Poisson, directrice des initiatives sociales au collectif Bienvenue, un groupe de première ligne aidant chaque jour des familles migrantes, explique que l’on peut s’attendre à ce que les gens essaient d’entrer au Canada avec des passeurs, puis essaient de se cacher pendant 14 jours, délai au bout duquel il leur sera possible de présenter leur demande.

Maryse Poisson (2ème en partant de la droite) et d’autres membres du collectif Bienvenue, lors d’un rassemblement devant le bureau de circonscription de Justin Trudeau, le 30/03/23. Photo : Laurette de Vivie Aufroy

« On s’inquiète beaucoup du nombre de personnes qui vont faire des passages dangereux, des femmes avec des enfants qui vont traverser la forêt… » déplore-t-elle.

En effet, la voisine du poste frontalier à Roxham confie que déjà « Des policiers sont allés intercepter des migrants hier ou avant-hier, dans un autre chemin ».

François Crépeau est professeur de droit international, et fut le Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants de 2011 à 2017.  Selon lui, certaines personnes migrantes souhaitant venir au Canada par tous les moyens ne seront pas découragées par cette fermeture. Avec la modification de l’Entente sur les tiers pays sûrs, il pense qu’« on vient d’ouvrir la porte à une grande industrie clandestine du passage ».

« Le gros avantage du chemin Roxham, c’est que nous savions où les demandeurs d’asile venaient. Ils étaient immédiatement enregistrés. Il n’y avait pas de passeurs de migrants impliqués. Les gens venaient par des moyens légaux, en taxi, en autobus, etc. On ne leur prenait pas 2 000, 5 000 dollars pour faire un passage clandestin. On ne subventionnait pas toute une industrie clandestine et ils arrivaient, ils étaient enregistrés, on savait qui c’était, on pouvait faire des vérifications de sécurité si nécessaire. Tout ça était géré, c’était gouverné. » explique-t-il.

François Crépeau, ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme des migrants et professeur de droit international, 11/04/23. Photo : Laurette de Vivie Aufroy

M. Crépeau explique également que la modification de cet accord ne va pas aider à améliorer la situation de grande précarité dans laquelle se trouvent de nombreux migrants. Il relève le fait que nombreux d’entre eux travaillent dans l’agriculture, la construction, le travail domestique ou encore la restauration, domaines dans lesquels ils sont souvent exploités et où les inspections du travail seraient très peu efficaces pour les protéger, d’autant plus lorsqu’ils sont en situation irrégulière. La condition même de migrant empêcherait ces derniers de s’exprimer : « Personne ne se plaint puisque les migrants ne se plaignent pas. Les migrants sont réduits au silence par le fait qu’il y a cette menace constante d’être soit arrêté, détenu, déporté pour les travailleurs migrants sans papier, soit d’être blacklisté pour l’année prochaine si vous êtes travailleur migrant temporaire » souligne le juriste.

Une question avant tout de politique

M. Crépeau estime également que la demande de François Legault de renégocier l’entente, et son approbation par Justin Trudeau ne relèvent que de décisions électorales. En effet, la Coalition Avenir Québec est majoritairement élue en région, tandis que « La partie du Québec qui connaît les immigrants, Montréal, ne vote pas contre l’immigration ». La CAQ chercherait donc avant toute chose à satisfaire son électorat, qui se situe majoritairement en région et en banlieue montréalaise, et qui ne connaît par conséquent pas vraiment l’immigration. « La grande région de Toronto reçoit la moitié des immigrants du Canada chaque année, et ça n’a pas l’air de leur poser problème », relève François Crépeau. Cette frilosité face à l’immigration est d’autant plus présente au Québec, car il y existe une véritable peur de la perte de la langue française. À ce sujet, M. Crépeau encourage la mise en place de programmes pour franciser les nouveaux arrivants, et explique qu’il serait très restrictif de n’accepter que des immigrants francophones, qui ne représentent que 7% de la population mondiale.

De même, si M. Trudeau a concédé à la demande du premier ministre québécois, c’est, selon le juriste, afin de priver le chef du Parti conservateur Pierre Poilievre d’un de ses arguments aux prochaines élections.

« C’est une logique électorale. Ce n’est pas une logique économique et ce n’est pas une logique sociale. Ce n’est pas une logique de droit de l’homme et ce n’est pas une logique de droit du travail. »  tranche M. Crépeau.

Qu’en est-il du droit international ?

Le Canada, tout comme 151 autres États des Nations Unies, a signé le Pacte mondial sur les migrations en 2018, qui prévoit que les États signataires s’engagent à faciliter la mobilité légale et sécuritaire des populations migrantes, ainsi qu’à faciliter leur inclusion. François Crépeau rappelle néanmoins qu’il s’agit d’un texte de soft law, qui est donc facultatif.

En 2020, la Cour fédérale du Canada avait conclu que l’Entente sur les tiers pays sûrs était inconstitutionnelle, car elle « violait les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne », garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce jugement avait par la suite été annulé par la Cour d’appel fédérale.

Selon François Crépeau, la situation a peu de chance d’évoluer dans un futur proche, sauf si la Cour suprême juge à son tour l’Entente inconstitutionnelle.

Le juriste souligne que la migration est un atout économique majeur, surtout dans un pays comme le Canada qui traverse une pénurie de main d’œuvre. Un afflux migratoire important peut se révéler bénéfique pour un pays, si le gouvernement de ce dernier décide de mobiliser les ressources nécessaires.

« L’arrivée des Syriens était une crise politique majeure en Europe. 1 million de Syriens. 8 millions d’Ukrainiens, dont 5 millions couverts par la directive sur la protection temporaire. Ce n’est pas une crise. Pourquoi ? Parce qu’on était prêts. On a mis en place cette directive, on avait des mécanismes, on a géré la crise. Si on veut la gérer, on peut le faire. Il faut gouverner la migration, il ne faut pas l’interdire. Prohiber la migration, la mobilité, c’est se tirer dans le pied et créer des problèmes. » conclut l’expert.



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